Votre livre « La chair de Dieu » vient de paraître. Quelle thèse présentez-vous dans ce livre ? Pouvez-vous nous dire cela en quelques mots ?
Emmanuel Falque : Cet ouvrage La chair de Dieu part d’abord d’une parole du Christ lors de son apparition aux Onze : « Saisis de frayeur et d’épouvante, ils croyaient voir un fantôme. Mais il leur dit : pourquoi êtes-vous troublés […] ? Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi. Touchez-moi et voyez : un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai » (Lc 24, 37-39).
Cette formule fait partie des textes les plus étonnants de l’évangile. Car on peut interpréter cette existence « en chair et en os » du Christ devant les apôtres de deux façons. Soit en insistant sur le « c’est bien moi », et la chair de Dieu désigne dans ce cas une simple manière de se reconnaître dans le vécu de son corps (d’où les stigmates du Christ). Soit en revenant au sens organique de la formule : « ni chair ni os » et donc ressusciter à avec des chairs et avec des os.
C’est vrai que l’hypothèse parait un peu incongrue de nos jours, ce qui n’était pas le cas au Moyen Âge. Même si nous ne pouvons peut-être pas dire que nous allons ressusciter organiquement au sens de l’usage des organes ici-bas (digestion, sécrétions, fécalisation, etc.), cette part de l’organique nous constitue pourtant ici-bas. Elle doit donc être assumée jusqu’au jour de la résurrection dans l'au- delà.
L’hypothèse de Thomas d’Aquin selon laquelle nous ressusciterons avec nos estomacs et nos organes génitaux sans nous en servir fait certes sourire aujourd’hui. Mais elle a avait au moins le mérite de prendre au pied de la lettre cette formule de Grégoire de Nazianze : « Tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé ». Comme Thomas d’Aquin qui, à son époque, a essayé de penser la résurrection à partir d’Aristote (« l’âme forme du corps »), nous devons le faire aujourd’hui à partir de la philosophie contemporaine, et en particulier la phénoménologie : c’est-à-dire à partir « du corps et de la chair », mais sans insister cette fois sur la seule chair ou vécu du corps en oubliant l’organique comme tel.
Les moyens sont différents (entre Thomas d’Aquin et Husserl), mais la visée doit rester la même si on passe à la théologie : à savoir si le corps ressuscité du Christ est un vrai corps comme nous, fût-il transformé, ou un autre corps qui n’a plus rien à voir avec la vie présente. Il ne suffit pas de parler de nos petites résurrections de chaque jour dans la vie présente. Encore faut-il croire, et penser, la résurrection future comme « résurrection des corps ». La chose est ici beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Car à force de parler de « nos petites résurrections intérieures », on ne dit plus rien de la résurrection finale, et en particulier de la « résurrection des corps ». C’est pourtant bien là le centre et le cœur du christianisme.
Il n’y a pas de raison que l’immense effort de la pensée patristique et médiévale ne soit pas relayé aujourd’hui. Comme le dit le Discours d’ouverture du concile Vatican IL prononcé par le pape Jean XXXIII, il s’agit de présenter la doctrine « de la façon qui répond aux exigences de notre époque », voire « en suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne » (première rédaction du Discours exposée et analysée par Bernard Sesbouë). C’est exactement dans cette perspective que le livre La chair de Dieu veut se situer. Non seulement répéter l’ancien, mais dire l’ancien de façon nouvelle, y compris pour ce qu’il en est du Christ ressuscité et de notre propre résurrection.
Pourquoi utiliser le mot « chair » et non pas « corps » ? Peut-être pouvez-vous nous donner quelques lumières à un rapport chrétien à son corps ?
EF : Comme le titre de l’ouvrage l’indique, il s’agit d’interroger la « chair » de Dieu. Mais ce mot de chair en français a plusieurs sens. Les philosophes l’entendent le plus souvent comme le « vécu du corps » (Leib en allemand). Parler de la chair de Dieu, c’est alors parler de sa manière de vivre dans son corps.
Et c’est ainsi d’ailleurs que j’avais analysé et décrit les récits d’apparition dans Métamorphose de la finitude : Marie-Madeleine reconnaît le Christ à sa voix (Rabouni) et les apôtres à ses manières d’être avec eux (au bord du lac de Tibériade). Mais le Ressuscité demande aussi aux disciples « quelque chose à manger » et ils lui apportent « du poisson » (Jn 21, 5, 10) ; ou encore Thomas l’apôtre revendique de « mettre sa main dans son côté » et ses « doigts dans la marque des clous » (Jn 20, 25).
Si rien ne prouve que ni l’un ni l’autre ne se soit produit (que le Christ ait effectivement mangé ou que Thomas ait mis sa main dans son coté), il y a une revendication de corporéité dans la résurrection qu’il faudrait ne pas oublier. On ne se contentera pas ou plus de la chair ou du vécu du corps (Métamorphose de la de la finitude), il faudra aussi penser une assomption du corporel ou l’organique dans le charnel (La chair de Dieu).
Alors que nous allons fêter la Nativité du Seigneur bientôt, la fête du Dieu fait chair, y a-t-il un besoin selon vous d’annoncer à nos contemporains cette corporalité de Dieu ?
EF : La naissance du Christ à Bethléem est précisément d’abord une affaire de « corps » et non pas de « chair ». Naître et vivre, c’est passer du « corps qu’on a » (corps) au « corps qu’on est » (chair). On peut donc donc dire que toute la vie du Christ se résume dans un « passage du corps à la chair ». Devenir toujours davantage le Fils de Dieu, jusqu’à faire transparaître la lumière du Père dans sa chair au jour de la Transfiguration. Mais ce passage n’est jamais un saut. Pas de Golgotha sans Bethléem.
L’assomption de notre corps est total dès le jour de son incarnation, quand bien même elle se rendra pleinement visible dans son corps transformé ou métamorphosé lors du dimanche de Pâques. Annoncer à nos contemporains cette « corporalité de Dieu » est essentielle. Les premiers pères l’avaient bien compris, qui refusaient de faire du Christ un ange (Christos angelos). C’est parce qu’il a reçu un corps comme nous que nous ressusciterons avec lui.
Avez-vous une idée du thème que vous aborderez dans votre prochain livre ?
EF : Nous ne savons jamais ce que nous allons faire. Nous savons seulement ce que nous avons fait. Ce livre La chair de Dieu est venu « après coup », parce que je voyais bien qu’il fallait articuler le corps (Les noces de l’agneau) et la chair (Métamorphose de la finitude). Ce que je ferai, je ne le sais pas vraiment, et si Dieu me prête vie. La seule chose que je sais, ou que je puisse savoir, c’est que la vie est pour moi diastole - systole entre philosophie et théologie. Après avoir écrit un livre davantage théologique (La chair de Dieu) viendra alors un livre philosophique (En chair et en os). Mais tous les ouvrages s’articulent l’un à l’autre. Car c’est l’unité de la pensée, et de la vie, qui doit être visée.
Maxence Caputo - Diocèse de Cambrai